ZEROSECONDE.COM: février 2014 (par Martin Lessard)

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Impacts du numérique sur la communication, notre société, nos vies.

[M2 #10] Fracture(s) numérique(s): de quelle division parlons-nous? (avec A. Enkerli)

Quel est le nombre de "fractures numériques" ? 

Alexandre Enkerli en voit trois. Anthropologue et geek, il décrit les divisions que l'on s'est créé avec l'apparition du numérique dans nos vies. Mais si ces fractures existent, il n'y a pas, dit-il, de "bon" ou de "mauvais" côté.


Le "virtuel" induit-il une rupture dans le "réel"?

Aujourd’hui, je vous fais rencontrer Alexandre ENKERLI. Il se définit comme un ethnographe informel avec un bagage formel en ethnographie.

Il se définit ainsi parce qu'il est un anthropologue spécialisé dans les dimensions linguistiques, culturel et social dans son champ de domaine.

Un ethnographe fait l’étude descriptive des ethnies. Et je trouve que, nous autres, nous qui nous nous intéressons au numérique, devons être considéré par lui comme une ethnie.

Il enseigne à l'Université de Corcordia au département de socio et d'anthropo.

Je l'ai invité pour cette balado à partager sa réflexion sur la notion de fracture numérique.

La vague de changement technologique que l'on vit en ce moment avait été nommée il y a 40 ans "vague post-industrielle" (A. Toffler).

Enkerli a piqué ma curiosité avec un billet qu'il a écrit sur la notion de "post" (Post-Society). Tout usage de "post", comme dans "post-industriel", laisse toujours sous-entendre que la période dans laquelle on entre est en radicale rupture avec la précédente.

Il y a une rupture s'il y a un avant et un après. C'est ce que fait le numérique, il nous semble.

Quelle est cette "vague numérique" (Enkerli nous fait remonter jusqu'aux communautés virtuelles pré-web) qui génère cette fracture? Y a-t-il un "bon côté" de la "fracture numérique" où il ferait bon être?

Liens mentionnés dans la balado:
- Pour en finir avec les natifs versus les immigrants digitaux
Visitors and Residents: A new typology for online engagement (White & Le Cornu) via Jean-Michel Salaün

Note: Avec cette balado, je termine un cycle de 1 an de balados en collaboration avec Martin Girard. Nos chemins se séparent ici. Martin Girard a fait l'enregistrement de la rencontre, j'ai fait le montage de la balado. Je continue M2 en gardant le même concept de conversations sur les mutations numériques. On se retrouve le mois prochain.

Pour écouter cette balado

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Pour écouter juste cette émission: M2 #10 :: Fracture(s) numérique(s): de quelle division parlons-nous? (Alexandre Enkerli)

Qu'est-ce que M2?

M2, c'est M au carré. M pour mutation, mutation au carré! car le numérique accélère comme jamais les changements en société.

M2 se veut des conversations autour des métamorphoses apportées par les technologies numériques. Cette baladodiffusion est un pont entre les savoirs des réseaux numériques, des universités, des médias et de la politique avec des gens qui pensent le numérique.

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Changement de cycle [3] / Deep Learning, robots et AI: à qui appartiendra l'économie de demain?

«Une économie contributive repose sur le développement des savoirs des individus, et le partage de ces savoirs est facilité par une propriété collective qui n’empêche pas sa circulation.»

Ou comment penser l'après-demain quand l'économie sera pris d'assaut par le deep learning, en éliminant comptables, vendeurs,  rédacteurs techniques, agents d'immeubles, etc...

Posté un peu plutôt aujourd'hui sur Facebook par Alain Depocas, le lien vers cette réflexion de Bernard Stiegler m'interpèle.

«Nous sommes au bout du modèle fordiste, il faut passer à un modèle contributif», dit Stiegler.
L’économie contributive est fondée sur la recapacitation : elle augmente la capacité des gens plutôt qu’elle ne la diminue. Ce terme de recapacitation s’inspire de l’approche par les capabilités d’Amartya Sen (une capabilité est un savoir – un savoir vivre, un savoir faire ou un savoir formel – partagé avec d’autres et qui constitue une communauté de savoir, Sen ayant montré que le consumérisme diminue la capabilité).
Il y a donc une utopie qui peut répondre au modèle capitaliste? Stiegler ne le dit pas dans ces termes («Je ne suis pas contre la notion de propriété, mais il ne faut pas que cette propriété empêche la valorisation collective des savoirs») mais il faut une bonne dose d'idéalisme aujourd'hui pour revendiquer les savoirs comme un bien commun.

Pas que ce n'est pas le cas, le savoir fait parti du bien commun, en théorie, mais dans les détails il y a des zones très grises (notamment au niveau du droit d'auteur).


Le modèle contributif ne lutte pas vraiment à armes égales contre l'économie triomphante. Mais Stiegler pense que son temps serait venu:
«L’économie contributive est une économie fondée sur la parité, le pair à pair. Dans cette économie, on dit souvent les initiatives émergentes ou bottom-up. Mais le bottom-up n’existe pas tout seul, il y a toujours quelque part un top-down, c’est-à-dire une organisation qui unit et valorise les dynamiques bottom up. Quand on croit qu’il y a seulement du bottom-up, c’est qu’il y a un top-down caché qui régit l’émergence. Le véritable pair, c’est celui qui est capable d’expliquer le top-down du bottom-up.»
Intéressant, non? Ce qui émerge de façon organique a besoin d'une structure top-down! Il y a donc quelque chose à bâtir. Mais pourquoi le bâtir maintenant? Parce que le temps est compté, dit Stiegler.
«Actuellement, les éléments sont réunis pour que l’automatisation passe à un nouveau stade, seuls les coûts des robots limitent sa progression. On peut penser que lorsque des acteurs comme Amazon annoncent s’y attaquer, l’écosystème industriel va se mobiliser pour produire les économies d’échelles qui rendront les robots moins coûteux que les hommes. Quand cela arrivera, le modèle fordiste sera mort. Car sans emplois, pas de pouvoir d’achat et il n’y aura plus personne pour consommer ce que les robots auront produit. On sera dans une crise majeure, violente et systémique. Si on ne change pas les règles maintenant, on aura de grandes difficultés à y faire face.»

Les compétences cognitives des emplois hérités du fordisme sont à risque


On parle souvent des bons impacts des technologies sur notre vie, mais tout changement amène aussi ses mauvais côtés.

Un économiste et un ingénieur de l’université d’Oxford ont étudié l’impact qu’auront les nouvelles technologies sur l’automatisation de 702 emplois dans les 2 prochaines décennies. La moitié (47%) de ces emplois risquent d’être remplacés par des machines.

Humanoïde.fr résume en une image les futurs gagnants et les futurs perdants.


Avec le recul, on est tous d’accord pour dire que certains emplois répétitifs sont mieux effectués par des machines et indignes de l’homme (comme l’avait si bien illustré Charlie Chaplin dans Les temps modernes).



Aujourd’hui, les technologies numériques viennent menacer des emplois qui n'auront presque plus de valeur ajoutée. Et ce sont des emplois qui pourtant demandent un effort cognitif que l'on croyait inaccessible aux robots. (L'Intelligence artificielle avait déçu de ce côté dans les dernières décennies du 20e siècle).

Regardez la liste plus haut, les comptables sont en 2e position (!!).

Je ne mettrais pas ma main au feu que cette profession va disparaître, mais si j'étais un jeune qui s'oriente vers cette carrière, je me questionnerais sérieusement sur les raisons qui ont poussées les chercheurs de prédire l'éradication totale de ce métier dans 10 ou 20 ans!

Le second souffle de l’intelligence artificielle 

L’alignement des astres technologiques (réseaux, mobiles, « Big Data ») entre en conjoncture avec la montée en puissance des ordinateurs et un marché de plusieurs milliards de dollars. L'intelligence artificielle sort des laboratoires et  trouve écho sur le marché, grâce au "deep learning".

Le deep learning, l’apprentissage par représentations profondes, part du postulat connexioniste, celui qui suppose qu’un ensemble de noeuds connectés en réseau peut simuler la façon dont le cerveau apprend par lui-même.

Par essais et erreurs, à force de répétition, un patron de connexions entre noeuds finit par émerger pour représenter des abstractions.

Avec la montée fulgurante des médias sociaux dans la dernière décennie et la déferlante des objets connectés annoncée pour la prochaine, il y a un corpus de contenus à interpréter proprement astronomique, qui peut alimenter en continu des algorithmes qui n’attendent que ça pour s’améliorer.

Le deep learning se nourrit du «Big Data».


Les robots et la technologie numérique seront meilleurs à tout ce qui demande de suivre des règles et qui est routinier.

Les humains, nous, nous sommes meilleurs à diriger et à diagnostiquer. Ce qu’il faut retenir de cette étude (à prendre avec des pincettes, comme toujours), c'est qu’il ne fait pas bon de se tenir sur le chemin des robots, surtout si votre emploi ne demande pas de votre jugement.

Dirigez votre carrière vers autre chose que de la manipulation d’objets, de chiffres ou de mots ou tout travail de routine et dirigez-vous plus vers des emplois qui demandent de la jugeote, de la réflexion et de l’analyse.

Une économie contributive, comme le suggère Stiegler, serait une réponse possible.

Dans les commentaires sur Facebook, Gregory Chatonsky soulève un doute: «Penser que le modèle contributif noétique peut remplacer la consommation libidinale»? Hum.

Et si cette utopie servait le système en place? insiste-t-il.
«[...] cela peut sembler étonnant au premier abord, [mais] il me semble qu'il y a un continuum entre le capitalisme contemporain dans sa captation existentielle (le web 2.0) et le contributif en ce qu'il exige un investissement de chacun et une intériorisation de la fonction capitaliste. Je doute que le contributif modifie la concentration du capital, bien au contraire cette concentration peut fort bien utiliser cette nouvelle force de travail.»
OK. Il est temps alors de commencer la réflexion. #planqc

Images via Alain Depocas

À lire sur Zéro Seconde:
Changement de cycle [1]: Élites hors circuit numérique
Changement de cycle [2] / Élites? Quelles élites?

À lire sur Triplex:
L’apprentissage neuronal pour structurer le monde
Le Graal de l’Internet des objets et des médias sociaux